Du 3 au 10 octobre 2025, la Comédie de Genève accueille Lacrima, une fresque théâtrale ambitieuse signée par Caroline Guiela Nguyen et sa compagnie Les Hommes Approximatifs. Avec près de trois heures de spectacle, une distribution foisonnante et une écriture qui croise documentaire et fiction, la metteuse en scène dresse un portrait saisissant de l’industrie du luxe et de celles et ceux qui, dans l’ombre, consacrent leur vie à l’excellence.
Une robe comme fil rouge
Tout part d’une robe, une commande princière qui doit être confectionnée pour un mariage royal. Mais au-delà du prestige médiatique et des symboles de pouvoir, Lacrima suit surtout les destins des « petites mains » qui, de Paris à Mumbai en passant par Alençon, œuvrent dans l’anonymat. Ce trajet textile devient un véritable récit-monde, révélant des existences fragiles, parfois marquées par la précarité, mais reliées par un même désir de perfection.
La pièce s’inspire d’un objet mythique : la robe de Lady Diana, chef-d’œuvre de savoir-faire artisanal et de secret bien gardé. En explorant ce symbole, Caroline Guiela Nguyen interroge à la fois la transmission des métiers, la confidentialité qui entoure les ateliers de haute couture et les conditions de travail dans une industrie mondialisée où les hiérarchies économiques et géographiques sont criantes.
Théâtre-récit et polyphonie
Depuis plusieurs années, la metteuse en scène développe une esthétique singulière nourrie par le teatro narrazione, ou « théâtre de récit ». Cette approche hybride croise les codes du documentaire et de la fiction, donnant naissance à des fresques collectives où se rencontrent témoignages, archives et imaginaire.
Avec Lacrima, elle choisit la forme chorale : plusieurs personnages portent le récit, chacun à travers son point de vue, sa langue et son histoire de vie. Le plateau devient ainsi un carrefour de langues (français, anglais, tamoul, langue des signes française) et de trajectoires, mêlant comédiens professionnels et interprètes amateurs. Cette pluralité reflète la diversité sociale, culturelle et géographique des mondes du travail artisanal, mais aussi les contradictions d’une mondialisation où la beauté se construit souvent sur l’invisibilité et l’inégalité.
Un dispositif scénique immersif
Pour rendre compte de cette complexité, la scénographe Alice Duchange a imaginé un espace modulable : des tables mobiles s’assemblent et se déplacent, transformant en un instant un atelier de couture parisien en atelier de dentelle normand, ou en salle de broderie indienne. Les lumières conçues par Mathilde Chamoux et Jérémie Papin accompagnent ces bascules, instaurant une atmosphère spécifique à chaque lieu : chaude et saturée pour Mumbai, plus neutre et institutionnelle pour Paris.
Un écran complète ce dispositif en projetant les gestes invisibles du travail artisanal, rendant palpable la minutie d’une couture ou d’un fil de dentelle. Comme souvent chez Caroline Guiela Nguyen, l’image vient prolonger le plateau, brouillant les frontières entre cinéma, série et théâtre.

Entre fiction et réalité
La force de Lacrima réside dans sa capacité à faire dialoguer l’intime et le collectif. Derrière le prestige des grandes maisons, on découvre des existences fragiles, des artisans qui doutent, des héritages menacés de disparaître. À Alençon, la dentelle se transmet encore de maîtresse à apprentie, mais le savoir-faire est en voie d’extinction. À Mumbai, les brodeurs jonglent entre passion et exploitation. À Paris, les modélistes vivent sous la pression des délais et du secret professionnel.
Cette matière, récoltée lors d’une immersion de l’équipe artistique dans les ateliers, est réinventée sur scène avec une intensité dramatique qui dépasse le simple témoignage. Le spectateur assiste à une fresque sur la mondialisation du travail, mais aussi à une méditation sur la beauté, la fragilité et l’engagement.
Une expérience collective
Lacrima n’est pas seulement un spectacle sur la mode et l’artisanat : c’est une réflexion sur ce qui relie les êtres humains lorsqu’ils consacrent leur vie à une œuvre qui les dépasse. Caroline Guiela Nguyen revendique une démarche de « mise en commun » : réunir sur scène des interprètes venus d’horizons sociaux et culturels variés pour créer un espace de rencontre et d’humanité partagée.
En mêlant humour, émotion et regard critique, elle transforme une robe de mariage en métaphore du monde contemporain, où chaque fil raconte une histoire de travail, de sacrifice et d’amour pour un art fragile.
Infos pratiques
Du 3 au 10 octobre 2025
Comédie de Genève
Durée : 2h55 (dès 15 ans)
www.comedie.ch