Nouveau président des Amis de Hergé, le chercheur et professeur lausannois Jean Rime évoque sa nomination, les missions de l’association et son lien intime avec l’univers du célèbre reporter à la houppette. Entre fidélité à l’esprit d’Hergé et ouverture sur l’avenir, il raconte une passion savante et vivante, toujours partagée avec les « jeunes de 7 à 77 ans « .
Depuis sa nomination à la tête des Amis de Hergé, Jean Rime mesure la portée symbolique de cette responsabilité : poursuivre l’œuvre de transmission d’un patrimoine qui a façonné l’imaginaire collectif du XXᵉ siècle. Historien de la littérature, chargé de cours à l’Université de Fribourg et président d’Alpart, l’association suisse des amis de Tintin, Jean Rime incarne une génération de tintinophiles pour qui les aventures du reporter belge restent un miroir fascinant de notre modernité.
Dans notre entretien, il revient sur la mission des Amis de Hergé, la place de la tintinophilie aujourd’hui, ses souvenirs personnels de lecture et les défis à venir pour faire vivre l’œuvre du créateur de Tintin. Un dialogue passionnant avec un passeur attentif, pour qui Hergé n’est pas seulement un auteur de bande dessinée, mais un artiste majeur de la culture européenne.
Qu’avez-vous ressenti en apprenant votre nomination à la présidence des Amis de Hergé ?
De la reconnaissance pour la confiance exprimée par mes pairs administrateurs et de la motivation à poursuivre avec eux cette aventure qui dure depuis quarante ans. Ainsi qu’un léger vertige en songeant que je n’étais que le troisième à présider cette vénérable association, après les deux personnalités marquantes qu’auront été Stéphane Steeman puis Philippe Goddin. Mais à vrai dire, je n’ai pris la mesure de ce que cela signifiait pour les gens qu’en sortant de la séance, lorsque je me suis rendu compte que l’information avait déjà été diffusée sur les réseaux sociaux et que j’ai commencé à recevoir des messages par dizaines. Tous ces témoignages attestent la place privilégiée qu’occupent les Amis de Hergé dans la vie et le cœur des membres, ainsi que le rôle de l’association auprès d’un public encore plus large d’amateurs et d’amatrices de l’œuvre d’Hergé. Leurs attentes m’obligent, mais nous sommes une formidable équipe pour gouverner collégialement le vaisseau des Amis de Hergé.
Vous êtes également le Président de l’association Alpart. Pouvez-vous nous expliquer la différence entre les deux entités, et leurs rôles ?
L’association belge Les Amis de Hergé, fondée en 1985, est la plus ancienne (même s’il y a eu quelques velléités auparavant) et la plus importante association de ce genre. Riche aujourd’hui de près de 1400 membres, elle s’est internationalisée et fédère les tintinophiles du monde entier, à travers une revue éditée deux fois par an et une rencontre annuelle qui se tient le premier samedi de mars à Nivelles et qui rassemble plusieurs centaines de passionnés.
Les Amis de Hergé, ou « ADH », ont été rejoints au fil du temps, et en particulier hors de Belgique, par d’autres groupements plus ancrés localement, ou selon d’autres appartenances linguistiques, avec lesquels nous entretenons des liens amicaux. L’association Alpart, qui réunit les « amis suisses de Tintin », est l’un d’entre eux. Créé en 2005, initialement sous la forme d’un comité d’organisation en vue de mettre sur pied un événement pour le centenaire de la naissance d’Hergé avec une touche helvétique (ce qui a été fait autour de la traduction en patois gruérien de L’Affaire Tournesol en 2007), elle s’est ensuite ouverte à toute personne intéressée et compte aujourd’hui quelque 300 membres et organise régulièrement rencontres, conférences ou expositions un peu partout en Suisse romande, souvent en collaboration avec des institutions culturelles. Elle fêtera son vingtième anniversaire en Gruyère le 8 novembre prochain.
L’échelle n’est pas la même, mais les deux associations cherchent à faire vivre l’œuvre d’Hergé et à en faire découvrir des aspects méconnus, avec un focus sur les liens entre Hergé et la Suisse en ce qui concerne Alpart.
Quelle est, selon vous, la mission essentielle des Amis de Hergé aujourd’hui ?
Les objectifs statutaires des Amis de Hergé sont « la promotion de la connaissance de Hergé et de son œuvre sur les plans régional, national et international » et « la création de liens étroits entre les jeunes et moins jeunes attirés par le personnage de Tintin et les membres chevronnés ». Dans leur nom qui traduit parfaitement ces deux visées, « Hergé » est très important, mais aussi « Amis » : cette dimension relationnelle, qui est le propre d’une association, est primordiale.
Lorsque les Amis de Hergé ont été créés, un certain nombre d’adhérents avaient connu personnellement le dessinateur, en avaient été des « amis » au sens premier du terme, et les réunions accueillaient des témoins directs de sa vie, comme Tchang, le modèle du jeune personnage que rencontre Tintin dans Le Lotus bleu. Ces témoins se font, par la force des choses, de plus en plus rares. Beaucoup de membres ont encore eu la chance de découvrir les Aventures du Tintin en feuilleton dans les pages du journal Tintin, voire du Petit Vingtième pour les plus anciens, mais la série est bientôt centenaire et la dernière aventure publiée remonte à un demi-siècle. Du temps de la mémoire, nous glissons progressivement, depuis quelques années déjà, vers celui de l’histoire.
La mission des Amis de Hergé est d’accompagner cette transition, avec les moyens et dans le périmètre qui sont les siens. Tintin est devenu un classique et il perdurera comme l’une des œuvres majeures de la culture artistique et populaire du XXe siècle. En revanche, l’avenir de la tintinophilie telle que nous la connaissons est plus incertain. Elle sera sans doute amenée à évoluer, ce qui est en soi stimulant, mais cet exceptionnel capital humain doit aussi se cultiver avec soin. Nous devons veiller à maintenir l’attachement émotionnel aux albums d’Hergé qui reste très fort en Belgique et ailleurs. Nous devons aussi poursuivre l’effort de connaissance et d’analyse que demandent à la fois la contextualisation de cette œuvre intrinsèquement marquée par son temps – n’oublions pas que Tintin en est le reporter ! – et la diffusion de ses valeurs et de son esthétique qui excèdent son contexte d’origine, au point qu’elle est devenue une mythologie moderne.
Il est naturel et réjouissant que des créations actuelles reçoivent la faveur des jeunes générations. À nous de leur garantir également la transmission des œuvres du passé (en l’occurrence celle d’Hergé) qui, pour être plus anciennes, n’en gardent pas moins validité et vitalité. Elles sortent même renforcées de ce dialogue avec les productions d’aujourd’hui, et les unes n’excluent heureusement pas les autres : les Amis de Hergé ont par exemple reçu il y a quelques années Riad Sattouf, un vrai fan. Néanmoins, pour différentes raisons (notamment la mutation rapide des habitudes de consommation culturelle et le transfert générationnel), la décennie qui vient sera décisive. Nous devons trouver le juste équilibre entre la fidélité aux fondamentaux par lesquels les Amis de Hergé ont jusqu’ici accompli avec succès leur rôle et un coup d’œil en avant.

Quelle a été votre première rencontre avec l’univers de Tintin?
Je suis né en 1986, soit trois ans après la mort d’Hergé, et j’appartiens à la génération « dessins animés ». Après un premier rendez-vous manqué avec l’album du Lotus bleu que j’avais reçu trop tôt (je ne comprenais rien à cette histoire de trafic d’opium), je suis tombé par hasard sur un court extrait du dessin animé Le Secret de La Licorne où le capitaine Haddock raconte avec beaucoup de fougue l’histoire de son ancêtre. Un combat de pirates, voilà qui parlait davantage à mon imagination d’enfant ! Mon père, qui n’a lui-même jamais été un lecteur de bandes dessinées, a eu la bonne idée de me dire que les Tintin étaient d’abord des livres. J’ai pu emprunter l’album à la bibliothèque du village pour lire la fin de l’histoire, puis Le Trésor de Rackham le Rouge qui la prolonge, et ensuite d’autres Aventures. Effet boule de neige ! Or cette bibliothèque prêtait également un petit ouvrage de synthèse, Hergé de Serge Tisseron (Seghers, 1987), que j’ai lu et relu, si bien que le dessinateur est rapidement devenu pour moi un personnage à part entière, à côté de Tintin. Si je n’ai pas connu le bonheur d’attendre d’une semaine à l’autre la nouvelle planche de ses Aventures, j’ai eu celui d’attendre, chaque année à Noël, le nouveau volume de la Chronologie d’une œuvre de Philippe Goddin. Avant d’entrer en correspondance avec lui, et avec d’autres spécialistes comme Benoît Peeters ou Numa Sadoul, lorsque je me suis intéressé aux publications suisses de l’œuvre d’Hergé.
Y a-t-il un album qui a une résonance particulière pour vous?
L’œuvre d’Hergé a une extraordinaire capacité de résonance selon les circonstances ; ceux qui ont vécu (ou « revécu ») l’alunissage en 1969 en savent quelque chose ou, plus tragiquement, les nombreuses personnes à avoir fait spontanément le rapprochement entre les attentats du 11 septembre 2001 et le simulacre d’une destruction de New York dans L’Affaire Tournesol. À ce titre, Tintin répond parfaitement aux définitions du « classique » selon Italo Calvino, notamment celles-ci : « Un classique est une œuvre qui persiste comme un bruit de fond même lorsqu’un présent totalement incompatible avec lui règne en maître. » Ou encore : « Les classiques sont des livres qui exercent une influence particulière, à la fois lorsqu’ils s’impriment dans notre imagination comme inoubliables, et lorsqu’ils se cachent dans les couches de la mémoire déguisés en inconscient individuel ou collectif. » Interroger et illustrer chacune des définitions de Calvino à l’aide des Aventures de Tintin ferait d’ailleurs un beau sujet de conférence !
En ce qui me concerne, j’ai mes périodes Tintin au Tibet ou Sept Boules de cristal. Sur le plan graphique, c’est la décennie 1930 qui m’attire le plus, car l’audace et la fraîcheur du débutant s’y mêlent à la maîtrise déjà évidente d’un génie du trait ; pour moi, Hergé est avant tout et restera un artiste du noir et blanc. Toutefois, par la nature de mes recherches, L’Affaire Tournesol occupe une place de choix, parce que ce road movie effréné sur les rives lémaniques cache le souvenir d’une période sombre dans l’existence d’Hergé, que le dessinateur, qui s’y réfugiait longuement quelques années plus tôt, a su surmonter. Sous la virtuosité technique de cet album sourd cet arrière-plan personnel qui lui donne, même si on n’en a pas connaissance, une vibration particulière.
Quelles seront vos priorités dans les mois à venir pour l’association Les Amis de Hergé ?
La priorité est de consolider les structures de l’association de manière à assurer la pérennité de notre revue bisannuelle, qui était auparavant gérée en grande partie par Philippe Goddin, le plus grand spécialiste de la vie et de l’œuvre d’Hergé doublé d’un maquettiste hors pair, qui nous a quittés en septembre. Nous avons réorganisé le comité de rédaction, qui travaille désormais de façon plus collective, et mis en place des commissions qui, après une phase de rodage, fonctionnent de mieux en mieux. Il faut préciser que plus de la moitié de l’organe d’administration a changé en 2024. Je tiens ici à rendre hommage à nos prédécesseurs, qui nous ont légué une association en bonne santé et aux effectifs stables, ainsi qu’à toutes les personnes qui s’y engagent actuellement. Sans leur travail, sans leur passion, rien de tout cela ne serait possible.
Nous introduisons aussi peu à peu quelques nouveautés, comme l’organisation d’une journée à Spa (où se tient l’exposition Le Musée imaginaire de Tintin) le 22 novembre prochain en plus de notre journée annuelle. Notre présence sur les réseaux sociaux s’est également renforcée. En ce début d’automne, nous mettons en place notre prochaine journée annuelle, qui aura le lieu le 7 mars 2026 avec un beau programme en cours de finalisation. Et nous commençons d’ores et déjà à réfléchir aux perspectives du centenaire de Tintin qui se pointe à l’horizon, par exemple en soutenant un ambitieux projet de colloque international.
Selon vous, pourquoi Tintin reste-t-il aussi universel et intemporel ?
L’œuvre d’Hergé réussit le tour de force d’être à la fois être immergée dans son espace-temps et de le dépasser au point de devenir, comme vous le dites, intemporel. D’un côté, donc, l’ancrage historique de ses scénarios et le vérisme de ses dessins ; de l’autre, la poésie inouïe de sa galerie de personnages, son équilibrage subtil entre aventure et humour, l’épure de sa « ligne claire ». On réduit trop souvent la qualité technique des Aventures de Tintin au réalisme dans la représentation des décors. Cette minutie est effective, mais songez à ce château de Moulinsart occupé par un post-adolescent et son chien, un capitaine de marine retraité, un savant renommé : il s’agit presque d’un cadre de conte de fées, totalement surréaliste, qui tient comme par miracle, c’est-à-dire par la construction patiente d’un univers sui generis, cimentée par l’adhésion des lecteurs aux personnages insolites qui viennent progressivement s’y greffer. Sur le papier, ça ne devait pas marcher !
Si Tintin nous parle, ce n’est donc pas seulement grâce à l’exactitude de tel modèle de voiture ou d’avion, c’est parce que cette exactitude est sous-tendue par une sensibilité, par une intelligence des êtres et des choses qui ne peut que résonner en nous. La meilleure illustration en est peut-être On a marché sur la Lune : on est, bien sûr, face à une prouesse documentaire pour l’époque (1950-1954 !), une épopée moderne en phase avec les rêves contemporains de conquête spatiale, une intrigue géopolitique transposant le contexte de la Guerre froide. Mais aussi, et peut-être d’abord, une histoire puissamment humaine, dans le huis clos d’une fusée stylisée, où s’exacerbent toutes les passions : l’exaltation, la peur, la colère, la joie, la trahison… Si Tintin reste si présent, je crois que c’est parce qu’Hergé a atteint un parfait dosage entre ce qu’il appelait, en paraphrasant Montherlant, « l’aventure maritime » (c’est-à-dire l’aventure exotique) et « l’aventure intérieure ».
Si vous deviez résumer l’apport d’Hergé en une phrase pour un jeune lecteur qui ne le connaît pas encore, que diriez-vous ?
Je lui mettrais simplement un album dans les mains, et le lirais avec lui, comme je le fais avec mon fils de cinq ans. Il ou elle se rendrait rapidement compte que ces livres le mettent en contact avec plein de pays différents, qu’ils lui font vivre par procuration des aventures palpitantes ou drôles, en compagnie de personnages hauts en couleur. Peu importe qu’on n’y trouve ni ordinateur ni téléphone portable, au contraire : les enfants sont suffisamment intelligents pour passer outre et aller à l’essentiel !
En grandissant et en mûrissant, ce jeune lecteur s’apercevrait probablement qu’Hergé est parvenu à mettre la complexité du monde à hauteur d’enfant. De simplifier sans être simpliste. C’est l’ADN de Tintin : créé pour Le Petit Vingtième, supplément pour la jeunesse du quotidien belge Le Vingtième Siècle, il avait pour mission de mettre le monde – ou plus exactement ses représentations, discours et imaginaires sociaux – à la portée des plus jeunes. Il ne s’agit pas seulement d’ouvrir les esprits à d’autres territoires ou d’autres cultures, mais aussi de transposer des points de vue sur ces cultures. C’est pourquoi cette ouverture bute constitutivement sur certains stéréotypes, même dans le sublime Lotus bleu, qui transpose des événements bien réels du conflit sino-japonais et qui s’inscrivait donc dans l’actualité « des grands ». Ce récit passe à juste titre pour être le marqueur d’une prise de conscience de l’auteur face à l’expression de l’altérité. C’est vrai vis-à-vis de la Chine, mais avec la contrepartie d’une caricature des Japonais guère moins féroce que celle des Russes dans Tintin au pays des soviets !
Hergé n’était pas un idéologue. Au contraire, il enregistrait instinctivement l’air du temps ou les mentalités de son environnement avec la sensibilité d’un sismographe. Il en restituait les antagonismes et les apories en les exacerbant ou en les désamorçant, par l’humour aussi bien que par la finesse de son trait. Plus souterrainement encore, il nous a offert une sorte de grammaire des affects (l’amour excepté, quoique) et de leurs profondeurs insondables, jusqu’aux limites de la folie et de la raison, de la conscience et de l’inconscient qui le fascinaient tant. Je ne suis pas le premier à relever cette part de l’onirique, voire de l’absurde ou de l’unheimlich (l’« inquiétante étrangeté » chère au genre fantastique) dans le monde apparemment très ordonné de Tintin. Je crois profondément que la fréquentation de cet univers de fiction arme, par sa solidité mais aussi par ses fêlures, les « jeunes de 7 à 77 ans » pour mieux lire ce qu’on appelle le réel.