Elle s’appelle Mia, elle a six ans, et son père lui invente un conte grâce à une IA. Derrière cette histoire moderne, Swisscom déploie une vaste campagne pour démocratiser la technologie. Mais dans l’ombre de cette princesse-monstre, un autre récit se dessine : celui d’une inquiétude grandissante face à la place de l’IA dans l’univers des enfants.
Le 19 mai 2025, Swisscom lançait sa nouvelle campagne de marque autour d’une histoire qui semblait tout droit sortie d’un conte moderne : une fillette, un père attentionné, une princesse… et une intelligence artificielle. « La Princesse Monstre », livre pour enfants généré avec l’aide de GenAI, marque le début d’un nouveau positionnement pour le géant suisse des télécommunications. L’objectif est simple, rendre tangible et accessible l’innovation technologique, en particulier l’IA générative, à travers un symbole fort et affectif : l’histoire du soir.
Mais à peine la campagne lancée, la rédaction de Slash Culture reçoit un intrigant dossier de presse dénonçant la campagne publicitaire du géant bleu. Sous le hashtag #PasMonConteSwisscom, on découvre un appel à la vigilance. « En publiant ce livre, Swisscom n’ouvre pas un débat. Elle le clôture en imposant sa vision : celle d’un monde où les histoires naissent de lignes de code, et non de lignes de vie », informe dans un communiqué Lora Magnin, maman, autrice et éditrice.
L’innovation au service de l’imaginaire ?
Dans sa communication, Swisscom insiste sur une idée : la technologie peut élargir les possibles. Grâce à GenAI, le père de Mia, l’héroïne du spot publicitaire, invente une histoire sur mesure pour sa fille, crée un livre, et l’emmène jusqu’à l’avant-première de son adaptation cinématographique. Pour accompagner sa campagne, Swisscom a édité un livre physique, imprimé à plus de 6’000 exemplaires, et distribué gratuitement, ainsi qu’une version numérique téléchargeable par tous.
Ce conte s’ouvre sur quelques mots de Christoph Aeschlimann, CEO de Swisscom : « Aux petits et grands fans d’histoires, Ce livre est vraiment spécial. Il a été écrit et illustré à l’aide de l’intelligence artificielle (IA). C’est incroyable ce qu’on peut faire de nos jours, n’est-ce pas ? Mais l’IA ne peut y parvenir toute seule. Ce n’est que si les humains donnent les bonnes instructions à l’IA que ces beaux textes et images peuvent voir le jour. Une graphiste en fait un véritable livre. Et une imprimerie, beaucoup de livres. Au total, plus de 30 personnes ont participé au projet! Certaines personnes ont peur de l’IA et du fait que des machines pourraient à l’avenir prendre des décisions à notre place. C’est précisément pour cette raison que nous devrions nous intéresser à l’IA et comprendre ce qu’elle peut (ou ne peut pas) faire. L’IA est un outil. En fin de compte, c’est toujours nous, les humains, qui sommes aux commandes. Nous vous souhaitons une très agréable lecture et beaucoup de plaisir à expérimenter vos propres idées! Découvrez vos possibilités. »
Pour Swisscom, le message est clair : l’intelligence artificielle n’est pas là pour remplacer l’humain, mais pour lui permettre de créer autrement. Il s’agirait d’un acte d’empowerment parental et d’ouverture à l’innovation.

Voir le conte « La Princesse Monstre »
Une réaction vive : #PasMonConteSwisscom
À peine lancée, la campagne suscite une réponse cinglante sous la bannière #PasMonConteSwisscom. Portée par la voix engagée de Lora Magnin, autrice et fondatrice de My unique Story, une maison d’édition suisse pour enfants, dénonce non pas seulement un livre, mais ce qu’il symbolise : un glissement culturel, où l’imaginaire des enfants devient le terrain d’expérimentation des intelligences artificielles.
L’autrice Bulloise alerte sur plusieurs fronts et dénonce la relation parent-enfant, transformée en une démonstration de pouvoir technologique : lire une histoire devient générer un contenu. Elle insiste aussi sur le fait que les métiers de la création sont effacés au profit d’outils génératifs : pas d’auteur, pas d’illustrateur, pas d’éditeur, donc pas de voix humaine identifiable. Une confusion pédagogique se fait sentir : créer, dans ce cadre, ne nécessite ni intention ni imagination, mais seulement quelques clics.
La critique est frontale : il ne s’agit pas ici d’un simple produit culturel, mais d’un prototype idéologique, d’un récit façonné par algorithme, diffusé avec la puissance d’une entreprise semi-publique. Le slogan « Ce n’est pas un livre. C’est une alerte » en dit long sur la gravité perçue.
Plusieurs sites pullulent sur Internet et proposent de générer des histoires par intelligence artificielle. On peut alors lire des résultats de recherche comme « Créer une histoire personnalisée pour mon enfant avec l’IA », « Écrire une histoire pour enfant » ou encore « Créateur de contes pour enfants par IA ». L’un de ces outils propose de renseigner des informations, comme le prénom et l’âge de l’enfant, les personnages, des éléments d’intrigue, ainsi que le lieu où se déroule l’histoire.
Une dichotomie révélatrice
Ce qui se joue ici dépasse la seule question d’un livre jeunesse. Ce débat cristallise une tension de fond, qui pourrait traverser toutes les sphères culturelles et éducatives : quelle place accorder à l’intelligence artificielle dans les espaces sensibles du lien humain ?
D’un côté, Swisscom incarne l’optimisme technologique : l’IA comme outil, comme pont entre les mondes, comme multiplicateur de possibilités. Son message peut paraître séduisant : « découvrez vos possibilités », sous-entendu créer, personnaliser, partager.
De l’autre, les critiques rappellent que l’imaginaire n’est pas un espace neutre. Que le processus créatif est autant relationnel qu’intellectuel. Et que l’on ne manipule pas l’univers symbolique des enfants comme un canal marketing.
Cette dualité pose des questions fondamentales : une IA peut-elle vraiment enrichir l’imaginaire, ou le formate-t-elle ? La démocratisation de la création justifie-t-elle la désintermédiation des auteurs ? Une entreprise peut-elle prétendre « ouvrir » un débat, tout en imposant son cadre narratif, ses outils et sa vision ?
Ouvrir un vrai débat public
L’enjeu n’est pas de trancher hâtivement entre pro-IA et défenseurs de la tradition. Ce serait trop simple, voire contre-productif. Ce qui s’impose, en revanche, c’est un débat de fond, pluraliste, public, sur les conséquences culturelles, éducatives et symboliques de l’IA dans les récits de l’enfance.
La campagne de Swisscom, qu’on la juge novatrice ou inquiétante, ouvre un champ de questions essentiel. L’intelligence artificielle est une réalité. Elle a, sans doute, sa place dans notre avenir collectif. Mais cette place n’est pas neutre, surtout quand elle touche à la culture, à l’éducation, à l’intime.
Il ne s’agit pas de refuser l’innovation, mais de l’accompagner avec lucidité. Ce que nous devons préserver, ce ne sont pas seulement des métiers ou des traditions, mais une certaine idée du récit : celui qui relie, qui transmet, qui ne s’optimise pas, mais qui se partage, avec ses silences et ses imperfections.